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Journal du net

– le 08 mars 2021

Stout, IPA, Pale ale, Lager… ces termes parlent aujourd’hui même aux plus profanes d’entre nous. La raison ? Le développement exponentiel des brasseries, dans le monde et particulièrement en France, et avec lui la démocratisation de la bière artisanale. Avec une offre toujours plus étendue, les consommateurs deviennent curieux et le secteur » craft » (secteur de la bière artisanale) n’échappe pas à leur volonté de consommer de manière plus responsable.
Si ce secteur concentré devient aussi concurrentiel, comment les micro-brasseries réussissent-elles à se développer face à des groupes industriels ?

Un marché dominé par des géants

La France comptait près de 3500 brasseries à la fin du 19ème siècle mais les conséquences de la Seconde Guerre Mondiale ont forcé les brasseurs à se regrouper et à s’industrialiser. Plus de 800 brasseries de tailles modestes ont alors fermé, laissant place à des groupes qui n’ont cessé de grandir les 50 années suivantes. Selon l’institut d’études Xerfi, le marché est dominé par ces industriels qui totalisaient en 2019 près de 50% des parts de marché dans le monde. Les plus importants sont les groupes AB InBev, Heineken ou encore Carlsberg qui produisent une vaste majorité des bières commercialisée en grandes surfaces. (Préciser quelques marques connues du grand public ?)

L’essor des « craft beers »

En 2009, seules 200 brasseries artisanales existaient encore en France. Il était donc temps que de nouveaux acteurs viennent bouleverser le secteur. Sont alors entrés en jeu les passionné·e·s, les brasseurs amateurs et brasseuses amatrices ou encore les jeunes diplômé·e·s d’école de commerce. Par passion ou ambition (bien souvent les deux), ils ont su identifier les opportunités d’un marché à haut potentiel mais aussi aux barrières à l’entrée relativement faibles. Mi-2019, la France comptait 1500 brasseries, dont une cinquantaine dans la région Île-de-France. Les États-Unis, qui constituent le marché de référence, affichent eux 11% de leurs ventes de bières consacrées aux artisanales. En France, le marché des « craft beers » atteignait en 2018 plus de 300 Millions d’euros et vise les 440 Millions d’euros à horizon 2020 (étude Xerfi). Cela représenterait alors près de 7% du total des ventes de bières ce qui, comparé à nos voisins outre-Atlantique, laisse une belle marge de progression.

Une guerre des labels

Les grands groupes industriels n’ont pas tardé à réagir, aussi bien à la menace de ces brasseries artisanales qui séduisent de plus en plus de consommateurs, qu’aux opportunités de croissance que ce marché réserve. Lorsqu’une bière industrielle labellisée « premium » (c’est notamment ce qu’indique l’étiquette Heineken) se voit positionnée à côté d’une bière affichant un prix plus élevé dans un rayon de GMS (Grandes et Moyennes Surfaces), il est nécessaire d’ajuster son positionnement. Plusieurs options s’offrent alors aux grands groupes industriels pour tenter de conquérir davantage de parts de marché en se positionnant sur le segment craft. L’une des stratégies les plus courantes, notamment pour le groupe AB InBev, très actif en la matière, est l’entrée au capital, voire le rachat, de brasseries artisanales. La brasserie Lagunitas, initialement artisanale, est ainsi devenue filiale à part entière de Heineken après une participation du groupe à son capital à hauteur de 50%. De la même façon en France, la brasserie parisienne Gallia a conclu avec le géant néerlandais une prise de participations minoritaire dans le but d’augmenter sa production mais surtout d’accéder au réseau de distribution très fermé des cafés-hôtels-restaurants (CHR). D’autres stratégies consistent justement à mettre en place des partenariats de distribution avec des artisans brasseurs, voire de verrouiller complètement certains circuits. Les industriels concluent par exemple des contrats d’exclusivité avec des CHR en échange de participations financières ou matérielles pour leur développement. Les plateformes e‑commerce sont également visées, comme Saveur Bière, n°1 français de la vente de bière en ligne, qui a cédé en 2016 face au géant AB InBev.

Les indépendants résistent

Dès lors, la résistance s’organise. Brasseurs et brasseuses rivalisent d’inventivité et proposent des produits toujours plus qualitatifs et originaux pour répondre aux besoins encore insoupçonnés du consommateur qui découvre de nouveaux goûts, houblonnés, fruités, acides et même parfois salés.

Toutefois, l’innovation ne s’arrête pas au produit en lui-même : elle réside également dans la distribution de celui-ci. Si les ventes de bières en GMS ont certes augmenté de 8% sur les années 2015–2017, ce qui représente une opportunité de développement considérable, les brasseries artisanales ne misent pas forcément sur ce réseau. Que ce soit en raison des difficultés d’accès, le secteur GMS étant largement dominé par les industriels, ou par conviction et souci de positionnement, les indépendants se tournent vers des circuits alternatifs. Les indépendants préfèrent cibler les cavistes spécialisés, diversifiés, les épiceries fines, ou encore les sites de ventes en ligne. Le réseau cafés-hôtels-restaurants, lui aussi largement verrouillé par les grands groupes, reste un enjeu considérable pour les brasseries artisanales. Afin de contourner ces barrières, elles se tournent alors vers les bars indépendants. Certains vont même jusqu’à ouvrir leurs propres structures : « taprooms » (« tap » = tireuse en anglais) et « brewpub » (pub où la bière est brassée sur place) voient alors le jour ; c’est notamment le cas des brasseries Fauve Craft Beer et BapBap à Paris.

Quel avenir pour les brasseries artisanales ?

Devant une offre de plus en plus pléthorique, la confusion des consommateurs est bien réelle et les industriels en tirent parti. En effet, ces derniers n’hésitent pas à s’approprier les codes marketing de la craft (procédé qualifié de « craft washing ») et développent des stratégies d’innovation et de montée en gamme, délaissant ainsi leurs habituelles stratégies de volume, en tout cas sur ce segment.

Les enjeux du secteur artisanal résident donc dans leurs stratégies de positionnement, de distribution mais surtout d’innovation des produits. Car là où les industriels capitalisent souvent sur les mêmes recettes, les acteurs du secteur craft peuvent démontrer leur potentiel de différenciation à travers un renouvellement régulier de leurs gammes et des produits répondant plus finement aux attentes du marché. Bio, circuits courts, retour au marché local, etc. : les tendances porteuses sont nombreuses. La bière artisanale devient alors un produit raffiné, au même titre que le vin, pour des consommateurs curieux, exigeants et surtout prêts à mettre le prix pour des produits de qualité.

N’étant pas encore arrivé à maturité, ce marché réserve de belles opportunités de croissance à ses acteurs pour les années à venir. Mais alors, quelles stratégies adopter lorsque ces acteurs deviendront trop nombreux ? Est-il possible de rester « artisanal » tout en augmentant la production et la distribution de ses produits ? Autant de questions que les passionné·e·s de houblons devront se poser dans les prochaines années. Ainsi pourront-ils espérer continuer à développer leur activité et conserver leur indépendance vis-à-vis des grands groupes.

Par Céline Kerrec, consultante chez Square.
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