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Economie Matin

– le 20 janvier 2022
Après plus de dix ans de politique monétaire accommodante, initiée lors de la crise américaine des subprimes puis prolongée lors des crises de dettes souveraines en zone euro et de la crise sanitaire mondiale liée à la Covid19, les craintes inflationnistes des économistes sont devenues réalités. Au plus haut depuis 30 ans, le taux d’inflation annuel atteint en zone euro 5% en novembre 2021 (contre 6,8% aux États-Unis).
Aujourd’hui, la masse considérable d’argent injectée par les banques centrales et les Etats se retrouve d’une part dans toutes les classes d’actifs financiers (début 2022, l’indice CAC40 a gagné plus de 20% en comparaison avec son plus haut d’avant crise), dans le secteur de l’immobilier personnel et professionnel et enfin dans le passif des sociétés privées, encore plus depuis la pandémie par le biais des prêts garantis par l’Etat (PGE).

Ces injections de liquidités devaient permettre le soutien de la sphère réelle et financière afin de soutenir la croissance. On constate aujourd’hui que le monde, et en particulier l’Europe, sort de plus de dix ans de faible croissance et de trente ans d’absence d’inflation. La dette publique de la zone euro est équivalente à son PIB tandis que celle des agents privés approche les 130%.

Aux États-Unis, Jérôme Powell, président de la Réserve Fédérale Américaine, a réagi devant le Sénat à ces niveaux historiques et a affirmé que l’inflation n’était plus « transitoire ». En cas de hausse des prix durable, les banques centrales devraient alors prendre des décisions afin d’agir sur les marchés financiers et maîtriser celle-ci. La règle de politique monétaire énoncée par John B. Taylor corrélant politique monétaire, inflation et croissance supposerait donc une remontée des taux d’intérêts pour sortir de cette situation inflationniste.

Quelles conséquences pour l’économie française et européenne ? 

D’abord, il n’est pas à exclure que l’inflation que l’on aperçoit ces derniers mois soit bel et bien « transitoire » en zone euro ; c’est en tout cas la position de la présidente de la Banque Centrale Européenne. Lors de la conférence de presse sur les décisions de politique monétaire du 16 décembre 2021, celle-ci a affirmé que l’inflation avait fortement augmenté en conséquence de la flambée des prix des énergies, concomitamment à la pénurie de matières premières ayant sensiblement limité l’offre de nombre de produits de consommation sur le marché. Selon la BCE, l’inflation devrait s’établir en dessous de sa cible fixée à 2% à horizon 2023. Dans ce contexte, elle qualifie une hausse des taux d’intérêts en 2022 de « très improbable ».

En effet, la hausse des prix de l’énergie pèse pour 27% dans le calcul de l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) — ce sujet a d’ores et déjà attiré l’attention des Français et du président de la République, qui annonçait en novembre la relance de construction de réacteurs nucléaires dans le cadre du plan d’investissement France 2030.

Concernant la pénurie de matières premières, elle est à mettre en relation avec la désorganisation des chaînes d’approvisionnement observée dans le secteur de la logistique depuis la crise sanitaire. La forte reprise de la consommation post-confinement, période durant laquelle une importante épargne fut constituée, a entraîné la congestion des chaînes logistiques terrestres et des terminaux portuaires, ayant pour effet de rallonger les temps de transit des navires. Cette situation a provoqué une forte hausse de la demande, et donc du prix, du fret maritime, impactant la production de produits finis ou semi-finis (comme attesté par le manque de semi-conducteurs touchant de nombreux secteurs dont celui de l’automobile).

Ainsi, les principaux armateurs ont vu leurs bénéfices augmenter considérablement lors de l’exercice précédent (annonce de résultats historiques pour le groupe CMA-CGM). Ces profits permettront dans les mois à venir l’augmentation des capacités de transports (plus forte hausse des commandes de porte-conteneurs en 2021 depuis douze ans) ainsi que l’intégration verticale d’autres acteurs de la chaine d’approvisionnement (acquisition du chinois LF Logistics par Maersk, offre de MSC pour l’achat de la branche africaine de Bolloré). Cette perturbation devrait cependant perdurer à court terme : contenir le dernier variant se fera au prix de restrictions affectant les opérations de fabrication et d’expédition. La baisse de la demande mondiale de consommation et le niveau important des stocks des fabricants sont d’autres facteurs clefs à surveiller pour espérer un retour à la normale en 2022.

Enfin, le taux d’inflation annuel de 5% est par définition à évaluer en fonction de sa base de calcul : 2020 est une année au cours de laquelle nous avions connu une légère baisse des prix en zone euro (-0,3%). Pour évaluer la hausse des prix de manière plus pertinente il conviendrait de calculer celle-ci à l’échelle d’un cycle économique plutôt que sur la base d’une année exceptionnelle.

Ces éléments tendent alors à justifier la position de Christine Lagarde. Qu’en est-il donc vraiment de l’inflation en zone euro ? Bien que l’on puisse en effet s’attendre à une baisse de l’inflation à court ou moyen terme, le niveau de celle-ci une fois le facteur énergétique corrigé reste incertain. Un niveau d’inflation avoisinant les 2% donnerait raison à la BCE tandis qu’au-delà, sa mission de stabilisation des prix ne serait pas atteinte et rendrait une intervention nécessaire aux fins de respecter ses engagements.

En cas d’intervention de la BCE, celle-ci passerait par une hausse des taux d’intérêts ainsi qu’un ralentissement – plutôt qu’une cessation brutale – de son programme de rachats d’obligations : le « quoi qu’il en coûte » n’est possible qu’à cette condition.

Un ralentissement de ces rachats (« tapering » aux États Unis) est toutefois à l’ordre du jour pour 2022, les États doivent donc se préparer à faire appel aux marchés, afin d’obtenir les financements nécessaires au remboursement de leurs anciens emprunts. Financer les déficits publics par les marchés implique de rassurer les créanciers et les investisseurs sur la capacité (et la volonté) des souverains à payer les intérêts et le principal de leurs dettes. Bruno Lemaire a anticipé et communiqué dans ce sens, notamment le 9 décembre 2021 lors de son passage sur France 2 lors de l’émission « Élysée 2022 ». Il eut été plus aisé de mettre en avant des mesures populaires cependant le ministre de l’économie déclarait : « je suis fier du « quoi qu’il en coûte » (…) ; maintenant, nous devons être engagés dans le remboursement de cette dette ».

Concernant l’augmentation des taux d’intérêts, celle-ci serait préjudiciable pour les sociétés qui devraient elles aussi s’engager dans le désendettement au risque de devoir payer plus cher leur refinancement, cela au prix d’un ralentissement de leur niveau d’activité si nécessaire. Rappelons que les PGE ont généralement permis de financer l’activité courante des sociétés françaises (salaires, loyers, charges récurrentes) plutôt que des projets dégageant de futurs flux financiers. Le risque de défaut qui pèse déjà sur ces sociétés serait donc renforcé par une telle annonce.

Une hausse des taux serait bien sûr une mauvaise nouvelle pour les détenteurs d’obligations, qui verraient mécaniquement baisser la valeur de celles-ci : les nouvelles obligations à émettre ayant un rendement plus attractif, la valeur des titres existants baisserait. Une sur-réaction du marché obligataire et de la bourse est à éviter. Afin de prévenir celle-ci, les annonces de la BCE devront se faire dans un climat de confiance afin d’éviter tout effet de panique, et d’amoindrir les répercussions sur l’économie. Globalement, des arbitrages seront à prévoir dans la composition des portefeuilles d’investisseurs, qui verront le rendement de la dette s’apprécier. Les classes d’actifs les plus rentables et qui offrent le meilleur rendement (actions, cryptomonnaies, private equity entre autres) risquent donc de voir leurs afflux de capitaux diminuer, mettant ainsi un coup de frein à la progression fulgurante de la valorisation de ces actifs et de leur capacité à offrir une certaine rente.

Dans le secteur immobilier en particulier, une telle annonce aurait des impacts importants : l’accès au crédit pour les particuliers se ferait dans des conditions moins favorables, entraînant mécaniquement une baisse de la demande et donc des prix dans un secteur fortement spéculatif. Cette baisse des prix sera alors à évaluer afin de conclure sur l’éventuel état de « bulle » de ce secteur. Les conséquences d’une chute des prix dans l’immobilier sur les autres secteurs (construction, activité économique globale) représentent la principale crainte liée à l’inflation, rappelant la crise économique survenue de l’autre côté de l’Atlantique il y a maintenant quinze ans. L’évolution des modes de vie, dont la progression du travail à distance dans les milieux citadins, pourrait compliquer le remboursement d’investissement dans l’immobilier professionnel, en particulier pour certaines SCPI qui peinent à trouver des locataires. La durée de liquidation étant plus importante que sur des titres financiers, les investisseurs portent globalement un risque plus élevé sur ce type d’actifs.

En conclusion, le changement d’orientation en matière de politique monétaire des États Unis prévu en 2022 (application du tapering et remontée des taux) fera donc office de laboratoire économique pour l’Europe, qui surveillera attentivement l’évolution des prix en zone euro afin de pouvoir ajuster au mieux sa propre politique. Face aux incertitudes causées par la situation sanitaire et le retour de l’économie à son niveau d’avant crise, la stratégie de la BCE pour maîtriser l’inflation peut être qualifiée de flexible pour les plus optimistes tandis que d’autres peuvent s’inquiéter de naviguer à vue.

Par Martin Pirez, Manager Square.
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